La place des femmes dans l'histoire de la gastronomie
HECTOR porte dans ses valeurs, profondément ancrées, l’humain. 8 Mars, journée mondiale du droit des femmes, nous avons voulu les mettre à l’honneur...
Mieux comprendre leur histoire, leur vie et l’évolution de nos mœurs dans ce milieu qui semble si masculin.
Qui d’autres qu’une femme remarquable, spécialiste de la gastronomie, pour répondre à nos questions qu’Emmanuelle Jary ?
Après des études d’ethnologie, au cours desquelles Emmanuelle Jary s'est intéressée à la haute cuisine française et à la trufficulture dans le Sud-Ouest de la France, elle est devenue journaliste et critique gastronomique pour la presse magazine. Emmanuelle Jary est auteure de nombreux ouvrages sur la cuisine et les chefs. En 2016, elle a créé l'émission « C'est meilleur quand c'est bon », des vidéos sur les restaurants et les producteurs français. Sur l'ensemble des réseaux (Facebook, instagram, Youtube et Pinterest), « C'est meilleur quand c'est bon » compte plus de 900 000 abonnés.
Des Mères lyonnaises à Anne-Sophie Pic, quels sont pour vous les moments et les cheffes clés de la gastronomie française au féminin ?
Chez les Mères lyonnaises il y a bien sûr la plus connue : la Mère Brazier. Ce qu’il y a d’intéressant chez les Mères Lyonnaises c’est qu’elles étaient des femmes qui tenaient des restaurants et pourtant on les a appelées des Mères comme si elles cuisinaient pour leurs enfants et n’avaient pas la place d’un chef cuisinier dans leurs établissements.
La Mère Brazier est très importante pour moi, tout d’abord par ce que j’adore sa cuisine et par ce que c’est la première femme à avoir reçu deux fois trois étoiles.
Il y avait la Mère Maury (1863-1941) à Romans-sur-Isère (Drôme) qui a été la première femme à commercialiser les ravioles de Romans, qui sont aujourd’hui vendues à très grande échelle à travers toute la France. Elle était aussi une cuisinière qui officiait dans un restaurant mais elle a surtout marqué son époque d’une autre façon, par ce qu’elle a pensé à ne plus faire que des ravioles à domicile mais aussi à les vendre, alors que dans la région les femmes le faisaient au foyer.
Mélanie Rouat, qui était une grande cuisinière dont on ne parle jamais et pourtant on disait d’elle qu’elle était la meilleure cuisinière du monde ! Installée à Riec-sur-Bélon (Finistère) c’est pour moi une figure importante du début du XXème siècle. Sa famille a hérité de tableaux, désormais de maîtres, parce qu’elle est connue pour avoir nourri des peintres qui parfois étaient désargentés et donc « payaient » le repas en échange de tableaux.
De retour à notre époque, les femmes perçoivent-elles encore un sentiment d’infériorité par rapport aux hommes dans les brigades ?
Lorsque j’ai fait des sujets sur les violences en cuisine, il ressortait que les violences sont tout autant portées sur les femmes que sur les hommes. En cuisine il y a beaucoup de sexisme, j’avais reçu de nombreux témoignages qui disaient que ce n’était pas un métier « fait pour les femmes », parce qu’il était physique et qu’elles n’étaient pas assez fortes, par exemple, pour porter de grosses casseroles. C’est effectivement un métier très physique et pourtant il y a des femmes qui s’en sortent très bien ! Ce n’est pas aux hommes de décider si les femmes peuvent le faire. Ça rend ce métier encore moins facile, c’est un monde où les hommes sont majoritairement présents, et ce largement. Donc quand on est en infériorité de nombre, on l’est mentalement.
Pour en avoir parlé avec Estérelle Payany, auteure de livres autour de la cuisine et de la gastronomie, on remarque par exemple qu’il y a beaucoup moins de candidates que de candidats dans les concours de cuisine.
Diriez-vous donc que c’est un métier plus difficile pour les femmes que pour les hommes ?
Je pense qu’il est peut-être un petit peu plus difficile physiquement pour les femmes que pour les hommes, mais quand on a envie et la motivation rien n’est difficile ! Il y a de femmes qui y arrivent, beaucoup, et à l’inverse ce doit être aussi compliqué pour certains hommes alors que ça ne l’est absolument pas pour des femmes. C’est un petit peu des préjugés ce côté très physique du métier, alors qu’aujourd’hui les cuisines sont bien mieux équipées, loin du temps d’Escoffier.
D’une manière générale comment se comportent les hommes vis-à-vis des cheffes ?
Ça a tendance à évoluer un peu depuis les années 1990 mais il y a encore beaucoup de sexisme. Y-a-t’il a des hommes qui refusent de travailler pour des femmes Chef ? A ma connaissance non. Si quelqu’un a envie d’entrer dans une grande Maison je doute qu’il s’y refuse pour le sexe du Chef qui en est à la tête.
Par exemple je ne pense pas que dans les brigades des Cheffes au niveau d’Hélène Darroze ou Anne-Sophie Pic, personne ne « bronche » que les cuisines soient tenues par un homme ou une femme.
Qu’apportent les Cheffes à la gastronomie ?
Certains ont tendance à dire qu’elles apportent de la douceur, c’est un peu cliché Pour moi fondamentalement elles ont une cuisine très différente des hommes, de la

même manière nous n’irions pas comparer un chanteur et une chanteuse, ce n’est pas pareil, mais il n’y a pas de différence dans le sens où elles n’apportent rien et n’enlèvent rien, chaque chef-fe a sa personnalité. Par exemple Anne-Sophie Pic en a une et très imposante, mais je ne m’arrête pas à cette dichotomie homme / femme, je regarde de la même manière le chef qui se trouve en cuisine.
J’ai rencontré par exemple Monique qui cuisine depuis 40 ans à l’auberge Lou Bourdié à Bach (Lot). Elle ne fait pas une cuisine qui serait différente de celle des hommes, elle fait des tomates farcies, des épaules d’agneaux confites, tout comme les hommes. Dans ce même type d’établissement on retrouve les deux sexes et je n’y perçois pas de différence, c’est de la bonne cuisine d’auberge ou de restaurant traditionnel. Comme toujours ce métier était traditionnellement et majoritairement réservé aux hommes alors que les femmes étaient cantonnées à la cuisine dans la sphère domestique. Je trouve qu’il ne faut pas faire de différence.
Il ne nous a pas échappé que parmi nos 628 restaurants étoilés (Guide Michelin France 2020), seulement 33 cheffes ont été récompensées, 4 fois plus qu’en 2010, mais c’est toujours peu, en connaissez-vous la raison ?
Ce qu’on a appelé le « discours gastronomique » tel qu’il s’est monté depuis le XIXème siècle c’est quelque chose qui appartenait aux hommes. Les grands critiques gastronomiques tout comme les chefs étaient des hommes, tout ce monde de la gastronomie française c’était un monde masculin, ça tend désormais à changer, mais même dans la composition des jurés de concours on observe qu’il y a plus d’hommes.
Vous voyagez beaucoup, est-ce que les femmes en cuisine sont mieux représentées ailleurs ? Rencontrent-elles les mêmes difficultés ?
Si on parle de la haute gastronomie dans le monde, ce sont majoritairement des chefs qui sont venus en France pour se former puis qui emportent le modèle Français pour le détourner et l’adapter à leur pays. Ainsi je dirais que non.
Pour prendre exemple sur la série de portraits de Cuisiniers à travers le monde proposés par l’émission américaine Chef's Table (Netflix) on y observe que sur les 30 portraits de cuisiniers, moins d’un tiers (9) sont des femmes.
En tant que critique culinaire et femme, avez-vous rencontré des difficultés à vous imposer dans ce métier
Oui j’ai eu des difficultés à m’imposer dans ce métier mais je ne me suis jamais dit que c’était par ce que je suis une femme. D’abord, j’ai fait des études d’anthropologie, pour devenir critique culinaire ce n’est pas tout à fait la voie « royale », ça n’a rien à voir. Ensuite je n’ai pas fait d’étude de journalisme, donc toutes les difficultés que j’ai rencontrées c’est par ce que j’ai emprunté des chemins de traverse mais je n’ai jamais eu cette impression qu’étant une femme ce serait un domaine moins pour moi.
HECTOR vous propose de mettre en avant deux cheffes, lesquelles et pourquoi ?

Nathalie Beauvais à Lorient (Morbihan)
Une Cheffe passionnée par la cuisine et les produits de sa région, la Bretagne. A la tête de son restaurant le Jardin Gourmand depuis 1990

Chiho Kanzaki à Paris
Une discrète Japonaise qui a ouvert sont restaurant en 2016, une cuisine créative, gastronomique très subtile.
Un immense merci à Emmanuelle Jary de s’être prêtée au jeu de nos questions avec tant de simplicité et d’enthousiasme.
Courez sur les réseaux pour savourer les vidéos « C’est meilleur quand c’est bon », un vrai régal !